Chers collègues,
On me permettra une contribution, un peu tardive, à la tribune sur l’enseignement du sanskrit en Europe, et, en particulier, en France, telle qu’ébauchée par Christophe Vielle et Judit Törzsök. Cum grano salis.
En guise de commentaire au message de Judit Törzsök (4 juillet 2013), je dirai que je suis à l’origine de la tradition locale (indigène ?) du recours au « Gonda » (Manuel de grammaire élémentaire de la langue sanskrite), tradition que j’ai moi-même reçue de Charles Malamoud dont j’ai suivi, en 1969, une année d’enseignement du sanskrit (et de « grammaire comparée des langues indo-européennes, option sanscrit »), à l’Université de Nanterre, dans le département d’ethnologie, alors dirigé par Olivier Herrenschmidt (il s’agissait d’une « charge de cours », Charles Malamoud étant alors Directeur d’études à l’EPHE, Section des sciences religieuses).
Quand, en 1983, j’ai succédé à Charles Malamoud, dans ce même département et cette même fonction, j’ai perpétué la tradition, l’ouvrage de Gonda se révélant particulièrement commode en ce qu’il présente la totalité des paradigmes, en un excellent abrégé grammatical, ainsi que des exercices intelligemment gradués et le lexique qui leur est nécessaire. En ce sens, le Gonda me semble justifier son statut de « manuel », ce qui n’est pas le cas de la Grammaire sanskrite élémentaire de Renou, à laquelle Ch. Vielle fait référence dans son message du 4 juillet 2013.
N’étant pas une adepte des méthodes « d’immersion », j’avais jugé nécessaire d’utiliser les paradigmes du Gonda comme point de départ à un exposé grammatical raisonné, dans lequel je m’attachais à mettre en évidence les principes à l’œuvre dans la phonétique et la morphologie du sanskrit, en un mot, l’organisation logique de la langue. Comme complément au manuel, je proposais ainsi une grammaire descriptive du sanskrit, et, quand cela s’avérait utile pour comprendre la structure de la langue, une grammaire comparative.
C’est ce même Gonda et cette même méthode (complétée par la lecture de textes : muktaka et œuvres dramatiques, notamment) que j’ai, par la suite, utilisés pendant les onze années de mon enseignement à Lille (1989-2000), et, depuis 2000, à l’Ecole pratique des hautes études, dans le séminaire bi-mensuel que je consacre à des « Questions de grammaire sanskrite », afin de proposer à mes auditeurs et étudiants un cours qui vaut initiation pour les uns, perfectionnement pour les autres.
Quand, en 2000, Judit Törzök m’a succédé à l’université de Lille III, avec mon entier soutien, elle n’a pas changé de manuel, même si la méthode dont elle l’accompagne diffère nécessairement de la mienne. Ainsi évoluent les traditions d’enseignement, « locales » ou non.
Notons, du reste, que l’université de Lille peut se prévaloir d’une tradition sanskritiste qui remonte à Victor Henry, auteur d’un autre manuel, Éléments de sanscrit classique (1902). Tradition qui s’est vue revivifiée, après le départ (en 1985) de Jean Naudou pour l’université d’Aix-en-Provence et quelques années d’étiolement, avec un DUFL (Diplôme universitaire de formation en langue) de sanskrit (distribué sur trois années) dont j’ai obtenu la création, et qui est toujours en place au sein du Département de Langues et Cultures Antiques.
Cette relative prédilection pour le Gonda n’enlève rien aux mérites d’autres manuels en langue française (encore que le Gonda dont nous parlons ne soit que la traduction française d’un original allemand, comme le rappelle Ch. Vielle), ni à ces deux remarquables grammaires, œuvres de Renou, que sont la Grammaire sanskrite élémentaire (1945), et la Grammaire sanskrite (1935), que ses utilisateurs appellent affectueusement sa « grosse » grammaire. Quant à la grammaire de Pierre-Sylvain Filliozat, Grammaire sanskrite pâninéenne (1988), elle est précieuse en ce qu’elle expose le point de vue de la tradition grammaticale indienne, mais peut-être difficile d’emploi pour une initiation au sanskrit destinée à des occidentaux.
Au nombre de ces manuels en langue française, il convient de citer 1) le « Bergaigne », autrement dit, le Manuel pour étudier la langue sanscrite (1883), que j’ai longuement fréquenté en ma qualité d’étudiante d’Armand Minard, impeccable grammairien qui exigeait de ses élèves qu’ils en aient déchiffré les 222 stances avant le début des cours (Renou en soulignait la difficulté, prometteuse de succès ; Minard, lui-même, concédait que la « voie royale tracée par Bergaigne » était « assez raboteuse ») ; 2) les Éléments de sanscrit classique (1902) de Victor Henry, auxquels j’ai encore recours occasionnellement, pour certains exercices, notamment ; 3) les derniers en date : le manuel de Sylvain Brocquet, Grammaire élémentaire et pratique du sanskrit classique (2010) et une méthode Assimil de sanskrit, dont Nalini Balbir est l’auteur, et que je n’ai pas encore consultée.
Quant à l’enseignement du sanskrit, il se donne également à Toulouse, avec les cours d’Yves Codet, associé à un enseignement de grammaire comparée des langues classiques. Yves Codet utilise un petit manuel indien pour débutants : le Saṃskr̥tabālādarśaḥ (Infant Reader) de Vidyasagar Sastri (1972, 31ème édition), qu’il a partiellement repensé en fonction du niveau de difficulté des exemples proposés, et conseille la Grammaire sanskrite élémentaire de Renou.
Je conclurai en rappelant qu’il existe une école indianiste française, illustrée par de grands noms, dont la plupart étaient des agrégés de grammaire (en l’occurrence, grammaire comparée des langues indo-européennes), spécificité bien française, mais fort utile à qui s’essaie à pénétrer les arcanes du sanskrit.
Enfin, on me pardonnera d’avoir utilisé, ici, la langue française, autre tradition locale, en voie, semble- t-il, de prâkritisation tacite. Il va sans dire que je suis prête à en fournir une version anglaise, si nécessaire.
Sahr̥dayam,
Lyne Bansat-Boudon
Lyne Bansat-BoudonDirecteur d'études pour les Religions de l'IndeEcole pratique des hautes études, section des sciences religieusesMembre senior honoraire de l'Institut universitaire de France
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